Rebecca Ayoko : « Ma vie, c’est Dallas » !
Toujours sur les podiums, la « Muse » d’Yves Saint Laurent se confesse dans un livre très émouvant qui raconte toute sa vie de top model. Pour Rebecca Ayoko, c’est une « résurrection ». C’est aussi un superbe témoignage sur les coulisses de la mode et de la Haute Couture. Entretien.
Propos recueillis par Bruno Fanucchi Photos de Rebecca Ayoko
Ce beau livre qui résume toute votre vie « des rues d’Abidjan aux podiums d’Yves Saint Laurent » vient d’être réédité. Quel est votre message ?


Sorti en 2012 chez Jean-Claude Gawsewitch, ce livre marchait très fort quand cette maison d’édition a malheureusement fermé. Ce fut comme un avion qui prenait son envol et s’écrasait aussitôt. Je venais pourtant d’être nominée par Madame Figaro comme « l’héroïne » de l’année et beaucoup – en France et en Afrique – le cherchaient en vain et le réclamaient. Le rééditer enfin était nécessaire.
C’est le récit poignant de la « Muse » d’Yves Saint Laurent…



Après la dépression que j’ai faite et cette longue traversée du désert, j’ai sorti la tête hors de l’eau, c’est le temps de la résurrection qui arrive. Le but est cette fois-ci beaucoup plus spirituel : je me suis approfondie dans ma foi plus forte qu’auparavant. A l’époque des podiums, j’avais mis Dieu un peu de côté, je ne le cache pas, et sa réédition représente le retour de la « fille prodigue ». Ce que le Seigneur m’avait donné, j’avais tout dilapidé et je reviens aujourd’hui au bercail. Cela permet de lire toute ma vie comme un témoignage de la miséricorde divine.
Car les épreuves ne vous ont pas épargnée dans votre enfance ?

Loin de là ! Je suis née au Ghana de parents togolais. Mon père fabriquait des meubles et ma mère était une commerçante qui vendait des pagnes et de la nourriture comme toute bonne Togolaise. Quand elle découvre que mon père a eu un enfant hors mariage, elle nous a tous ramené – mes deux sœurs, mon frère et moi – au Togo, son pays natal que je découvre à l’âge de 3 ans. Mon père est resté au Ghana, où il décédera peu après.
Veuve, ma mère n’a pas les moyens de nourrir toutes ces bouches. Elle va donc me confier à son frère, mon oncle, qui vit au Gabon et m’emmène avec lui à Libreville en bateau. Mais son épouse commerçante, qui s’appelait aussi Ayoko et dominait le couple, ne va pas me mettre à l’école comme promis, mais me forcer à travailler pour elle. Mes malheurs commencent et mon oncle n’a rien à dire : je deviens une véritable « enfant esclave » !
C’est-à-dire ?


Vous le lirez dans mon livre car j’ai toujours grand mal à le raconter de vive voix tellement ma vie fut alors un enfer. Au Gabon, mon enfance fut définitivement massacrée. C’est pour cela que je dénonce aujourd’hui avec force ce que l’on fait parfois subir aux enfants, dont on ne respecte pas l’innocence et que l’on traite pire que des adultes qui, eux, peuvent au moins se défendre.
Mais vous prendrez une belle revanche sur la vie en Côte d’Ivoire ?


Ma revanche va arriver en réalité beaucoup plus tard, après avoir traversé encore bien des malheurs et des épreuves très douloureuses que je vous épargne ici. Je perds ma mère à l’âge de 12 ans et vis un moment chez ma grand-mère qui ne peut subvenir à mes besoins. Je quitte alors le Togo, où c’était pratiquement la famine pour des gens simples comme nous, pour la Côte d’Ivoire où la terre est plus riche, verte et fertile. Je pars par la route en taxi-brousse pour rejoindre – avec son fils d’à peine 1 an sur le dos – ma sœur aînée qui travaille alors dans un bar à Abidjan.
Une nouvelle vie commence au « Moulin Rouge »…


Dans un bar où les filles étaient chargées de pousser les clients à la consommation et tutti quanti, vous m’avez compris. Dans le quartier « chaud » de Treichville, le « Moulin Rouge » était tenu par un Polonais. Une nouvelle vie commence, mais elle va encore être semée de drames et d’embûches. Quand j’arrive en Côte d’Ivoire à 13 ans, on découvre que je suis enceinte, car j’avais été violée juste avant au Togo. Pour une jeune adolescente africaine, ce sont des choses malheureusement trop courantes… C’est à Abidjan que je donnerai naissance à ma fille Afi. Et, même si cette période fut pour moi très douloureuse, je suis sa mère et je l’aime beaucoup.
Avec d’autres rencontres décisives à Abidjan ?

C’est là en effet que Gérard, un photographe français, m’a découverte et m’a proposée de faire mes premières photos en maillot de bain sur le sable fin des grandes plages de Vridi et Bassam. Ces photos étaient magnifiques !
Je décroche dans la foulée de nombreuses pubs en Côte d’Ivoire pour Wax, Ivorio et d’autres grandes marques et fait mon premier défilé de jeune mannequin à l’Hôtel Ivoire, où je serai couronnée en 1980 Miss Côte d’Ivoire ! Ce pays m’a révélée et ce fut une grande chance pour moi.
Votre carrière était lancée ?

Ce fut un tournant dans ma vie. En photo dans « Fraternité Matin » tous les jours, j’étais devenue si connue et populaire en Côte d’Ivoire que l’on m’a conseillée de partir en France pour faire une véritable carrière de mannequin. Je débarque à Paris à l’été 1981. A la rentrée, je recherche une agence de mannequins et j’entre chez Simone Agency, dont le mari – mais je ne le savais pas – était en réalité producteur de films X. Dans les castings, celles qui le savaient riaient, mais je ne suis pas restée longtemps. Vous le voyez : ma vie, c’est Dallas !
Quels sont vos premiers pas dans Paris, capitale de la mode ?

Sur les Champs-Elysées, je suis abordée par Wafa, une journaliste travaillaint pour le groupe Filipacchi, qui publiait Paris Match, Elle, Lui… et c’est grâce à elle que j’ai fait mon premier shooting à Paris. C’était dans les pages mode de Lui, j’étais la seule fille entourée de quatre garçons mannequins, puis j’ai posé pour Elle magazine. C’est là que j’ai rencontré Régis Panier, le directeur, qui était un homme adorable et m’a prise sous sa coupe : « Maintenant il te faut une agence » et il m’a recommandé chez « Glamour » où l’on m’attendait déjà quand je suis arrivée.
C’est là que votre carrière s’envole ?

Elle s’envole même à pleine vitesse. Je fais mon premier défilé à Paris dans le monde la Haute Couture pour Ted Lapidus père en 1981, en 1982 je fais toute la saison complète pour Givenchy et en 1983 j’entre chez Yves Saint Laurent. C’est dans cette maison prestigieuse que j’aurai la chance de poser pour Helmut Newton, le plus célèbre des photographes de mode. Difficile d’aller plus loin ou plus haut. Je suis une battante, j’étais poussée par l’esprit et cette force invisible. Ce n’était pas évident, mais j’y suis arrivée et aujourd’hui je remercie le Ciel.
Devenue la « Muse » d’YSL, j’ai fait toutes les maisons de la Haute Couture française et j’ai défilé pour les plus grands couturiers dans le monde entier, en Italie avec Gianfranco Ferré ou Giorgio Armani, au Japon pour Kenzo et tant d’autres, et bien sûr aux États-Unis, Tous me réclamaient et très peu m’ont échappé. Je fus ainsi la première mannequin noire africaine à entrer dans le monde de la Haute Couture. Je ne dis pas la première « black » car, à l’époque, il y avait déjà des Américaines et Antillaises, mais la première Africaine.
Dans votre livre, vous ne tarissez pas d’éloges pour YSL…

Bien des mentors ont compté dans ma carrière, mais aucun n’arrive à la cheville d’Yves Saint Laurent. C’est à lui que je dois tout car ce qu’il m’a apporté, insufflé, va bien au-delà de la mode. Pour moi, il était l’incarnation de l’amour et de la bienveillance. La confiance qu’il m’a transmise m’a donné une force de vie, une fierté que je n’avais jamais connue. Adolescente abusée, enfant esclave rouée de coups, fille-mère indigne, j’avais abdiqué toute dignité. Son regard m’a rendu cette dignité perdue. C’est dans le reflet de ses yeux si doux que j’ai enfin pu découvrir qui je suis.
Après une si brillante carrière, que faites-vous ?

Je défile encore de temps en temps quand on vient me chercher, quand ils ont besoin des anciens « tops » professionnels, en qualité de personnalité. Aux États-Unis, on dirait « special booking ». Et je défile ainsi ce 1er mars à Paris. Mais il m’arrive aussi d’organiser des défilés. Je fais alors mon casting et je m’occupe de tout. Valérie Ka, la belle fondatrice de « ShareAfrica », a par exemple défilé pour moi à l’île de Ré et je lui en sais gré.
Quels conseils donneriez-vous aux mannequins ?

Si j’ai un conseil à donner aux nouvelles et qu’elles ont vraiment çà dans la peau, il faut qu’elles aient confiance en elles et ne pas hésiter. Tant que l’on n’a pas essayé, on ne peut pas savoir. Il faut aller au bout de ses rêves et, même si ce n’est pas toujours évident, il faut persévérer avec la délicatesse de l’intelligence. Dans ce milieu de la mode, qui fut toute ma vie, je peux apporter encore beaucoup à l’Afrique grâce à mon expérience, en conseillant par exemple de jeunes stylistes car j’ai l’œil et je vois tout.
Un projet vous tient à cœur ?

Mon rêve serait d’ouvrir un orphelinat en Afrique, au Togo peut-être car c’est mon pays natal, mais il me faudrait l’aide des banques et de l’État, pour venir au secours des enfants de la rue. Car, moi, je sais parfaitement ce que c’est… je l’ai vécu. Je rends grâce à Dieu et à la Sainte Vierge Marie tous les jours de ma vie : c’est grâce à la force de la Foi que je suis restée debout.
Vous considérez-vous comme une diva ?

Après une vie aussi trépidante, faite d’immenses succès et d’épreuves très douloureuses, j’aimerai bien que ce soit les autres qui me le disent pour ne pas passer pour une mégalo prétentieuse. Mais comme j’ai été baignée dans le temple de la beauté qu’est la maison Yves Saint Laurent, je ne peux en être sortie que diva…
« Quand les étoiles deviennent noires » Rebecca Ayoko (Éditions Première Partie) 244 pages, 20 €