Véronique Spoturno, la mémoire en héritage, le parfum en étendard
Photo de couverture Véronique Spoturno © @Laurent-Zabulon
Arrière-petite-fille d’un pionnier oublié de la parfumerie moderne, Véronique Spoturno fait renaître un nom presque effacé de la mémoire collective. Héritière d’une lignée audacieuse, elle redonne vie à Spoturno, maison de Haute Parfumerie française fondée sur un héritage d’innovation et de raffinement.
Avec une approche contemporaine de la création olfactive, Véronique inscrit son projet dans la modernité, sans jamais renier la noblesse du passé. Son ambition ? Faire découvrir au monde l’influence fondatrice de son ancêtre dans l’invention des grandes familles olfactives que sont les Ambrés, les Chyprés et les Orientaux. Elle repense ces familles sous une forme plus intuitive, sensorielle et incarnée.
À travers cette renaissance, elle tisse un lien subtil entre mémoire et modernité, intuition et savoir-faire, luxe et conscience.
Plus qu’un projet entrepreneurial, Spoturno est un acte de transmission, une quête d’authenticité dans un monde saturé de faux-semblants. Une maison à suivre, portée par une femme dont la vision est aussi inspirante que sa détermination.
Vous êtes l’arrière-petite-fille d’un grand nom oublié de la parfumerie. À quel moment avez- vous ressenti l’appel de cet héritage ?

Mon grand-père m’a sensibilisée très tôt à notre histoire hors du commun. Dès l’enfance, il m’a transmis avec passion le souvenir de notre lignée, les valeurs qui l’animaient, les audaces de nos aïeux. Pourtant, j’ai mis du temps à m’y consacrer pleinement, simplement parce que ce n’était pas encore le bon moment pour moi. Adolescente, puis jeune adulte, j’avais la tête ailleurs, happée par mes propres rêves et par la vie.
Je percevais cette histoire familiale presque comme un monde parallèle, sacré mais inaccessible. À l’orée de ma trentaine, alors que la vie commençait à s’enraciner autrement en moi, l’appel est devenu irrésistible. Mon grand-père était encore là, et je sentais que la transmission devait se faire tant qu’il en était encore temps.
Il est décédé en janvier 2007, six ans plus tard. Aujourd’hui, à 53 ans, je sais que les années qui ont suivi ont été nécessaires : il fallait que je construise ma propre vie de famille, que je m’épanouisse dans un chemin artistique, avant d’avoir la force et la maturité intérieure pour honorer cet héritage à ma manière.
Pourquoi pensez-vous que le nom Spoturno est resté dans l’ombre, malgré l’importance de ses apports à la parfumerie moderne ?

Avant 1904, mon arrière-grand-père François Spoturno avait tenté de faire rayonner son nom, mais il se heurtait à des réalités d’époque : un nom jugé peu accessible pour l’international, et une exigence d’enracinement en France.
Finalement, il a choisi d’utiliser le nom de sa mère, un geste d’amour et d’intelligence stratégique.
Avec le recul, je considère que c’est une chance inouïe : si François n’avait pas pris cette décision, je n’aurais sans doute pas pu vivre cette aventure extraordinaire aujourd’hui. Ce « silence » autour du nom Spoturno est devenu une liberté formidable pour créer, sans imitation ni comparaison.
Quelle part de légende et de réalité se mêle dans votre histoire familiale ?

C’est précisément l’alliance entre la Légende et la Réalité qui crée la magie de Spoturno.
L’une nourrit l’autre dans un dialogue permanent. Les faits historiques, documentés, vérifiables, s’entrelacent avec des récits familiaux, des souvenirs transmis avec émotion, des fragments de rêve. Et cette dynamique sublime la créativité : elle autorise l’imaginaire à prolonger la vérité sans la trahir. Pour moi, ne jamais oublier d’où l’on vient, tout en ayant la liberté de réinterpréter cet héritage, est la clef.
Comment avez-vous retrouvé ou reconstitué l’histoire de votre ancêtre parfumeur ?
La première source a été orale : les récits inlassables de mon grand-père, qui avait à cœur de transmettre l’histoire familiale comme un trésor vivant.
Ensuite, avec mon mari, nous avons réuni patiemment plus de 1000 pièces rares : archives, flacons anciens, livres de formules, lettres… Un travail de collection et de sauvegarde passionné, étalé sur plusieurs décennies.
J’ai aussi eu la chance d’approcher des personnalités majeures de l’industrie du parfum, comme Jean Kerléo, fondateur de l’Osmothèque de Versailles, qui partageait une admiration profonde pour mon arrière-grand-père.
Mon amie Ghislaine Picchiottino, quant à elle, a consacré quatre années de recherche rigoureuse à rédiger une thèse sur François Spoturno.
Enfin, de nombreux ouvrages consacrés à la grande époque de la parfumerie confirment, entre les lignes, la présence lumineuse de son influence.
Qu’est-ce qui vous a motivée à relancer la Maison Spoturno aujourd’hui ?

Paradoxalement, je n’ai pas eu l’impression de « relancer » quelque chose.
Il s’agit d’une naissance, pure et simple. Le nom Spoturno n’avait jamais été exploité jusqu’à aujourd’hui, et cela m’offrait une page blanche d’une beauté inouïe.
Je voulais honorer ce patrimoine tout en inventant un projet vivant, tourné vers l’avenir.
Ne pas me laisser emprisonner par le passé — parfois lourd d’injustices et de douleurs — mais au contraire en extraire la sève pour bâtir quelque chose de sincère et d’épanouissant.
Quelles valeurs guident cette nouvelle aventure ?

Les valeurs qui m’accompagnent sont profondément enracinées dans l’histoire familiale : la loyauté, l’exigence, la liberté intérieure.
Pour mener un projet comme Spoturno, il faut être disponible — libéré de toute contrainte mentale ou matérielle — et engagé avec authenticité. Ce n’est pas un caprice d’ »héritière » : d’ailleurs, la vie a fait que je ne peux même pas porter pleinement ce nom. Et c’est infiniment mieux ainsi. Cela m’oblige à créer à partir d’une vérité intérieure et non d’un statut.
Comme le dit si bien Christopher : « Rien de meilleur que de partir d’une feuille blanche. »
Cette page blanche, c’est l’espace où l’on peut penser plus loin, créer mieux, extraire de soi ce qu’il y a de plus profond et de plus noble.
Avec Spoturno, je souhaite offrir une vision du Luxe Français fidèle à celle de l’âge d’or : un luxe d’authenticité, d’excellence artisanale, et d’émotion sincère, tel qu’il existait entre 1900 et 1934.
Qu’est-ce qui différencie Spoturno des autres maisons de haute parfumerie ?

Accord jacinthe CŒUR : Fleur d’oranger, Tubéreuse, Jasmin grandiflorum, Accord abricot FOND : Bois de cèdre, Vétiver, Patchouli, Vanille.
© Amaury Laparra
Ce qui nous différencie, c’est la combinaison unique d’une histoire authentique et d’une liberté totale dans la création contemporaine.
Nous ne cherchons pas à reproduire le passé ni à suivre les tendances actuelles : nous suivons une voie propre, ancrée dans la vérité d’un héritage vivant.
Je suis portée par une force intérieure qui me dépasse — une sorte d’évidence à laquelle je ne résiste pas.
C’est une démarche organique, sincère, sans marketing imposé. Et je crois que cela se ressent dans chaque détail.
Comment avez-vous sélectionné les premiers parfums de la collection ?
Il m’importait que chaque parfum soit une véritable histoire à part entière.
Nous avons ainsi développé cinq sillages inspirés de cinq récits réels, riches d’images, de souvenirs, d’émotions.
J’ai choisi d’ancrer la collection d’abord en Corse, terre de nos origines, pour mieux repartir ensuite vers d’autres horizons.
Chaque parfum devient une escale émotionnelle, une mémoire incarnée.
Vous réinterprétez les familles Ambrée, Chyprée et Orientale de manière sensible. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La démarche n’était pas de recréer des parfums anciens — cela aurait été vain, et de toute façon impossible du fait des nombreuses restrictions sur certains ingrédients.
Ce qui comptait, c’était d’en restituer l’esprit : le respect de la matière, l’équilibre entre puissance et délicatesse, la profondeur émotionnelle.
Nous avons conservé l’exigence, l’élégance et la richesse propres aux créations de l’époque, tout en les traduisant dans une langue contemporaine, sensible et vivante.
En quoi votre approche « intuitive » des sillages olfactifs bouscule-t-elle les codes classiques de la parfumerie ?
Dès le début, je savais que je voulais emprunter une voie différente : ne pas enfermer la création dans des logiques de marketing ou des tendances formatées.
Le vrai luxe est dans la liberté.
Christopher Sheldrake a eu carte blanche pour créer « à ciel ouvert », sans brief, sans limite.
C’est parce qu’il a été entièrement libre qu’il a pu aller au bout de ses émotions, au bout de son génie.
Et c’est cette liberté-là qui donne aux parfums Spoturno leur singularité profonde.
Quelle place donnez-vous à la naturalité et à la durabilité dans vos créations ?
Elles occupent une place essentielle et inconditionnelle.
La naturalité garantit l’émotion authentique d’un parfum ; la durabilité garantit sa capacité à traverser le temps sans perdre son âme.
Christopher utilise les matières les plus nobles, avec un souci absolu de qualité.
Nous travaillons pour créer des parfums qui ne seront jamais datés : ils sont faits pour devenir des repères intemporels dans un monde de plus en plus éphémère.
Quel rôle joue la mémoire olfactive dans votre démarche créative ?
La mémoire est le socle de tout. La mémoire familiale, bien sûr — nourrie par les récits de mon grand-père — mais aussi la mémoire des gestes, des senteurs, des atmosphères qui flottent dans les souvenirs d’enfance.
J’ai constitué au fil des années une précieuse collection privée des créations de mon arrière-grand-père.
Ce n’est pas un héritage transmis : c’est une conquête personnelle, patiente, amoureuse. Mon grand-père m’avait offert deux trésors : une chevalière ornée d’un phénix couronné,
emblème de notre famille, et plusieurs livres anciens de formules de parfums. Ces objets sont pour moi des sources vivantes.
Avez-vous fait appel à un nez pour la création des parfums ? Comment s’est passée la collaboration ?

Oui, et j’ai eu l’immense bonheur que ce soit Christopher Sheldrake.
Notre rencontre, il y a sept ans, n’est pas le fruit du hasard — auquel je ne crois pas. Elle est née d’une convergence d’âmes et de valeurs : amour du beau, goût du vrai, exigence silencieuse.
Pendant cinq ans, nous avons cheminé ensemble, dans une relation d’amitié, de confiance, d’exigence mutuelle.
Christopher a donné à Spoturno cette structure invisible mais palpable qui unit l’élégance, l’émotion et la liberté.
Quelle est votre implication dans le processus de création ?
Je suis à l’origine des histoires. Je raconte à Christopher les légendes, les paysages, les images de Spoturno. Je partage avec lui les émotions, les souvenirs, les intuitions.
Ensuite, je lui laisse une liberté absolue pour traduire ces récits en langage olfactif. Je crois profondément que l’artiste doit être libre pour être grand.
Et Christopher sait parfaitement unifier l’essence d’une histoire avec la texture d’un parfum.
Le design des flacons, l’univers visuel, la narration : tout semble très cohérent. Comment avez-vous orchestré cette direction artistique ?

Il fallait que l’univers visuel soit aussi noble, aussi vrai que les parfums eux-mêmes. Je me suis inspirée de René Lalique, qui avait su, avec mon ancêtre, unir l’Art et l’Industrie en un dialogue parfait.
Pour l’édition limitée Spoturno 1921, j’ai fait appel à Tristan Auer, grand architecte d’intérieur, ainsi qu’à une constellation d’artisans d’exception, dont un Meilleur Ouvrier de France.
Quant au flacon moderne rechargeable, orné d’une feuille de laurier gravée dans le verre, il est l’aboutissement de deux années de recherche avec Bormioli : un défi relevé avec brio.
Même le packaging est pensé dans cet esprit : coffrets en bois, papiers précieux sélectionnés chez Winter et Fedrigoni.
Rien n’est laissé au hasard : chaque détail exprime notre vision d’un Luxe sincère et exigeant.
Quelle femme êtes-vous derrière ce projet ? Plutôt entrepreneure, artiste, passeuse de mémoire ?
Je suis tout cela à la fois.
Pour mener l’aventure SPOTURNO, il faut avoir l’audace d’une entrepreneure, la sensibilité d’une artiste, et la fidélité d’une passeuse de mémoire.
Mon amour profond pour les artistes m’a appris à reconnaître l’importance de s’entourer des meilleurs.
Depuis plus de 30 ans, mon mari Nicolas est mon soutien indéfectible. Nos deux filles, Louise et Jeanne, sont notre plus belle lumière.
Je parle chaque jour à mes ancêtres, pour leur demander force et clarté.
Je marche sans me retourner, avec la conviction que la beauté et l’amour sont les seules vérités durables.
Que signifie pour vous « le luxe » aujourd’hui ?
Le Luxe véritable n’est pas l’ostentation. C’est l’exigence invisible, la quête du plus beau à chaque étape : de la fleur au flacon, de la matière à l’émotion, jusqu’au choix rigoureux des points de vente. Le Luxe, c’est la sincérité dans l’excellence.
À qui s’adresse Spoturno ? Avez-vous une muse ou un client idéal en tête ?
Spoturno s’adresse à celles et ceux qui reconnaissent la beauté lorsqu’elle est vraie. Des personnes authentiques, élégantes, sensibles.
Des êtres libres, de 16 à 100 ans, qui savent que l’émotion n’a pas d’âge.
Quels sont vos espoirs pour la maison dans les années à venir ?
Je souhaite que Spoturno devienne une référence incontournable, non pas par son bruit mais par sa fidélité aux valeurs qui l’ont fondée : intégrité, exigence, amour du beau.
Que ses parfums traversent le temps sans rien céder à l’éphémère.
Si vous deviez résumer Spoturno en une émotion, laquelle serait-ce ?
L’AMOUR.