Aşa, rebelle sentimentale
La chanteuse franco-nigeriane est de retour avec « Lucid », un quatrième album* où l’amour est omniprésent. Comme toujours, elle puise dans son vécu pour faire passerses messages en chansons, avec son timbre chaud et bluesy. Le tout, dans ce stylepop inimitable qui lui est propre, entre soul, reggae et folk. Pour Divas, elle se livre sans filtre, et révèle un visage plus mature et engagé, voire militant. Féministe dans l’âme, elle a beaucoup à dire sur la condition des filles et femmes africaines. À ce sujet, son enfance l’a profondément marquée, elle, la seule fille de sa fratrie. C’est aussi ce qui a forgé la femme de conviction qu’elle est devenue. On la découvre enoutre un chouïa rebelle, elle qui, très jeune, a dû braver le courroux paternel pour voler vers ses rêves de musique. Aşa – de son vrai nom, Bukola Elemide – se confie sur ses ambitions d’artiste, ainsi que sur ses aspirations de femme qui, à y regarder de près, ne sont pas si différentes des nôtres.
Pour nos lectrices qui ne vous connaissent pas du tout, Aşa, comment êtes-vous venue à la musique ?
J’ai grandi dans une famille très stricte, j’étais la seule fille. Mon enfance a été assez rude de ce point de vue-là. Mais le côté positif, c’était la musique que mon père mettait à la maison. À chaque fois, cela me rendait profondément heureuse, je me sentais si bien ! Quand j’y repense, les seuls moments heureux de mon enfance sont associés à la musique. Dans ma famille, on ne croyait pas que la musique puisse être une carrière. Je n’ai jamais eu d’instrument ; mes parents n’y voyaient aucun intérêt. J’avais des instruments imaginaires et je mimais les gestes. Une année, j’ai utilisé mes frais de scolarité pour m’offrir une guitare et, avec le reste, je me suis inscrite dans une école de musique. Ce qui était un acte de rébellion dans ma famille, une manière polie de dire f*** you (rires). Lorsque j’ai avoué mon forfait à mon père, sa réaction a été radicale. Il m’a fait comprendre que, désormais, j’étais responsable de moi. J’avais 18 ans, je me suis retrouvée seule avec ma guitare comme seul bien. Finalement, je ne suis restée que six mois dans cette école de musique ; ça n’allait pas assez vite à mon goût. J’ai commencé à travailler comme musicienne. C’est comme ça que tout a débuté pour moi. La musique a toujours été un bouclier pour moi, c’est ce que j’ai toujours voulu faire.
Cela fait cinq ans depuis votre dernier album, c’était voulu ?
Je crois que les choses se font naturellement. Après la sortie de « Bed of Stones » en 2014, j’ai fait une tournée qui a duré deux ans. Ensuite, j’ai eu besoin de relâcher la pression, de prendre du temps pour moi. J’étais en couple à ce moment-là et je voulais aussi être plus présente dans cette relation pour voir où cela allait me mener. Je vivais une vie normale, à la cool. À l’occasion, je faisais quelques shows mais globalement, j’étais tranquille et posée chez moi. Je crois que j’avais besoin de ça, de faire un break.
Comment vous est venue l’envie de faire un nouvel album et comment l’avez-vous préparé ?
Les idées me sont venues au fur et à mesure. Je ne me suis pas dit « Ok, c’est le moment de s’y mettre ! ». Peut-être pour le prochain album parce qu’on me demande de ne plus disparaître aussi longtemps (rires). Mais pour celui-ci, j’ai pris mon temps, j’ai laissé les choses venir à moi. Je voulais qu’il soit réel, je ne voulais pas le concevoir comme un produit. Je voulais exprimer ce que je ressentais sur le moment. Donc, à chaque fois, je laissais mes émotions parler. Il fallait évoquer tous les changements qui s’opéraient alors en moi. Et, quand il a fallu choisir les chansons que j’allais travailler en studio, j’ai réalisé qu’il y avait un fil rouge entre tous mes textes : l’amour. Tout le monde, partout parle d’amour, espère aimer et être aimé. Je me suis rendue compte que si j’en parlais autant, c’est parce que j’en manquais cruellement : j’ai eu l’amour, je l’ai perdu et maintenant, je l’espère à nouveau. Je ne me suis pas dit « Je vais écrire un album sur l’amour ou sur le fait d’avoir le cœur brisé ». Ça s’est fait de manière inconsciente.
Ce nouvel album est superbe. Il s’en dégage une atmosphère intime et mélancolique quand on l’écoute. Comme si une amie se confiait à nous… Est-ce l’effet escompté ?
Oui. Quand j’écris, je pense toujours à ceux qui m’écouteront. Je pars souvent de mon vécu. J’écris pour partager des histoires. J’ai envie de dire à ceux qui m’écoutent « Comprenez-vous ? Êtes-vous d’accord avec moi ? Ressentez-vous la même chose que moi ? ». J’ai très peu d’amis – je les compte sur les doigts d’une main. Et je passe pas mal de temps seule, et j’aime ça. Par contre, quand je chante, je m’adresse à des amis imagi- naires. Mon espoir est qu’en m’écoutant chanter, vous ayez l’impression que je vous parle. Qu’il y ait comme une connexion entre nous.
Pourquoi ce titre, « Lucid » ?
J’ai traversé pas mal de choses depuis mon dernier album, comme être amoureuse et être en couple. Cela m’était déjà arrivé avant mais cette fois, c’était particulier, profond, intense et très sérieux. Et ce même si au final, ça n’a pas marché. Avec le recul, je pense qu’on peut dire que c’était une relation toxique. Après cela, j’ai eu le sentiment d’avoir beaucoup appris sur moi-même, sur le fait qu’il y a un problème d’éducation des femmes, ce qu’on nous apprend sur ce qu’une femme doit être et faire. Ces idées étaient ancrées dans ma tête depuis l’enfance. Maintenant, je sais clairement ce que je veux, mais aussi ce que je ne veux pas.
Cet album c’est le fruit de tout ce par quoi je suis passée ces dernières années. J’ai le sentiment de mieux me connaître, d’apprécier d’être seule. La solitude est parfois nécessaire et fait du bien. Disons, pour rester polie (sourire), qu’il vaut mieux être seule que de fréquenter quelqu’un qui n’apporte que du négatif dans votre vie. Aujourd’hui, je pose donc un regard plus lucide sur la vie et sur moi-même aussi.
Vous évoquez ces diktats que l’on inculque aux petites filles et qui conditionnent les femmes qu’elles deviennent ensuite. Qu’en est-il des Africaines à ce propos ? Pensez-vous que leur sort est meilleur aujourd’hui qu’autrefois ?
Quand j’étais petite fille, j’ai vu la façon dont mon père traitait ma mère et je me suis fait la promesse que je ne serai jamais comme elle. Je me souviens aussi que mes frères et moi n’étions pas traités de la même manière. C’étaient des garçons et moi, une fille qui trouvait cela injuste. Je devais faire toutes les tâches ménagères pendant qu’ils étaient libres de sortir et de jouer au foot. Je crois que de nombreuses jeunes africaines ne veulent plus de ce système qui les enferme. Elles ne veulent plus vivre comme nos mères ont vécu. Je suis convaincue que la mienne avait un futur prometteur et que mon père ne lui a pas laissé la possibilité de se réaliser, de s’épanouir. Elle devait toujours se mettre en retrait et le laisser lui prendre son envol, évoluer. De fait, la vie de mon père s’est faite au détriment de celle de ma mère. Je ne veux clairement pas reproduire ce modèle. Le monde change et nous devons changer avec lui. D’ailleurs, je crois que les choses sont en train d’évoluer, notamment grâce à des mouvements comme #MeToo, et à la façon dont les femmes prennent maintenant la parole. Je trouve que c’est très encourageant. Avec les réseaux sociaux, il est possible de faire entendre sa voix dans la société, au-delà de l’entourage proche qui parfois veut vous contraindre au silence.
« Vous savez, rien ne peut changer qui vous êtes vraiment. Ma peau noire, mes racines – ce qui fait qui je suis – viennent de mes parents et de mon entourage proche basé au Nigeria… »
En tant qu’artiste, pensez-vous avoir un rôle à jouer dans ce changement ?
Si vous avez une plateforme pour amplifier ce que vous faites, d’une manière ou d’une autre, vous avez une influence sur les gens. Je porte un message avec ma musique ; quand je m’exprime en interview, mon statut de chanteuse me permet d’avoir une voix qui porte et qui est entendue. Donc, je pense que oui, je fais partie de ce tout, de cet élan qui vise à construire une meilleure société africaine pour nous mais aussi pour les générations de filles et de garçons à venir.
Ce n’est pas usuel chez les Africains de parler si librement de leurs sentiments, de leurs amours, comme vous le faites maintenant. Surtout quand ça se passe mal. On est plus habitué à taire les douleurs, non ?
Quand un groupe de femmes se retrouvent, vous pensez qu’elles parlent de quoi ? Des hommes ! (rires) Et je trouve cela intéressant. Et les hommes en font autant, même s’ils auront du mal à l’avouer. De nos jours, on peut s’exprimer, dire ce que l’on a sur le cœur, là où avant, on nous disait : « Chut, prie » ou « Va voir le pasteur ».
On peut même trouver une oreille bienveillante auprès d’une communauté d’amies ou même d’inconnues via les réseaux sociaux. Moi, j’ai pu en parler avec mes amies. En mon for intérieur, je me demandais si j’étais normale, si ce qui m’arrivait était normal. En discutant avec des amies, j’ai réalisé que je n’étais pas seule. Nous avons toutes nos histoires. C’est fou comme la parole libère ! Il n’y a pas de livre qui vous enseigne comment être avec quelqu’un, pas de mode d’emploi pour savoir comment guérir d’un chagrin d’amour. C’est en se parlant que nous nous sommes entraidées mutuellement. L’une d’elles m’a dit : « Aimer quelqu’un ne veut pas dire que tu lui appartiens ni qu’il te doit quelque chose. De la même manière, tu ne lui dois rien et tu ne lui appartiens pas ». Quelle délivrance pour moi ! C’est très important à mon sens de s’ouvrir aux autres.
Mais parler aussi librement, s’affirmer dans un mouvement comme #MeToo, cela ne va-t-il pas à l’encontre des mœurs ou des coutumes africaines ?
Vous savez, rien ne peut changer qui vous êtes vraiment. Ma peau noire, mes racines – ce qui fait qui je suis – viennent de mes parents et de mon entourage proche basé au Nigeria, en Afrique. #MeToo est peut-être né en Occident, mais il exprime quelque chose de commun à toutes les femmes où qu’elles se trouvent. Nous passons toutes à un moment ou à un autre à travers les mêmes ressentis, les mêmes émotions, les mêmes expériences. Nous pleurons à propos de mêmes choses, nous parlons des mêmes sujets. Donc, cette influence venue d’ailleurs ne nous enlève pas notre africanité. Par contre, pour les traditions c’est autre chose. Si la tradition, c’est de museler les jeunes filles, alors on doit y mettre un terme.
Si la tradition, c’est s’assurer que les femmes soient uniquement dévouées à servir les hommes, il faut la changer. Attention : je ne dis pas que nous, les femmes, devrions nous montrer agressives. Pas du tout. Pour beaucoup de gens, dès que l’on parle de féministes, ils s’imaginent des harpies, prêtes à tout pour s’approprier les attributs masculins. C’est un cliché qu’il faut bannir. Pour moi, il s’agit de permettre aux femmes de briller, d’avoir une voix, de montrer ce qu’elles savent faire, de révéler leur intelligence. La force d’une femme ne se mesure pas au poids qu’elle peut soulever. La force d’une femme, c’est justement d’être une femme et de s’en servir pour initier un changement sociétal positif. Et cela n’a rien d’antinomique avec le fait d’être africaine. Nous pouvons nous émanciper et rester fières de nos racines.
« La force d’une femme ne se mesure pas au poids qu’elle peut soulever. »
En parlant de femmes africaines qui ont su initier un changement, pouvez-vous en citer qui vous ont inspirée ?
Myriam Makeba est une femme que j’admire énormément, et davantage depuis que je suis adulte. Winnie Mandela également. Ce sont deux femmes fortes qui m’inspirent. Ce sont des références pour moi.
Dans chacun de vos disques, vous chantez en yoruba – un idiome parlé au Nigeria. En quoi est-ce si important de vous exprimer dans votre langue maternelle ?
C’est aussi important pour moi que l’air que je respire. C’est tout simplement important parce que c’est ma langue naturelle, la première que j’ai apprise, celle dans laquelle je communique avec les êtres qui me sont chers. En plus, j’apprécie énormément de chanter en yoruba ! C’est une langue si belle, ce serait une honte pour moi de ne pas la faire découvrir à mon public et au plus grand nombre à travers mes tournées aux quatre coins du monde.
Vous semblez fière que votre musique se déploie partout sur la planète…
C’est le rêve de tout artiste, que sa musique voyage et touche le maximum de monde. C’est ce que je veux en tout cas pour moi, pour ma musique. Il me reste encore beaucoup à accomplir mais ça, c’est un de mes premiers objectifs. J’ai fait des tournées en Australie, au Japon, en Europe, aux États-Unis. En Afrique également (Côte d’Ivoire, Togo, Kenya, Afrique du Sud et Angola). Et j’espère encore découvrir de nouveaux pays avec ce nouvel album. La tournée débutera sans doute en 2020. D’ici là, un concert est programmé le 16 décembre 2019 au Trianon à Paris. La tournée, c’est sans doute la partie que je préfère !
Cela vous manque ?
Oh oui ! La scène me manque terriblement. Mais c’est une bonne chose de s’en éloigner un moment. D’en ressentir le manque pour l’apprécier davantage. Après chaque pause, je reviens plus fraîche, régénérée, prête à tout donner.
*Octobre 2019, Wagram Music
Par Lize Moudouthe