C’est un des jours les plus importants de l’histoire non seulement des États-Unis d’Amérique mais aussi du monde moderne : le 11 novembre. C’était en 1918, il y a donc plus d’un siècle. Un événement exceptionnel eut lieu à 11h du matin, le 11e jour du 11e mois, dans un wagon de chemin de fer installé en forêt de Compiègne (France) : l’arrêt des combats est conclu entre les Alliés et l’Allemagne et la Première Guerre mondiale est officiellement terminée. Quatre ans de combats d’une violence et d’une sauvagerie qui font douter de l’humanité des hommes. Le bilan ? au bas mot 40 millions de victimes, morts et blessés confondus, dans l’un des conflits les plus sanglants de l’Histoire. Un carnage aux proportions planétaires. 

Kamala Harris en visite à Paris au palais de l’Élysée en présence du Président Emmanuel Macron et de son épouse Brigitte ©L’Élysée

Cette guerre gigantesque avait débuté en 1914 après l’assassinat de l’archiduc autrichien François- Ferdinand. Deux blocs s’étaient alors opposés violemment : les puissances alliées (Grande-Bretagne, France, Russie et Italie) et les puissances centrales 

(Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie et Empire ottoman). Officiellement, les États- Unis s’étaient positionnés comme étant neutres, même si Washington fournissait des armes, des ressources financières et de marchandises aux Alliés. Les États-Unis avaient finalement abattu leurs cartes en se joignant officiellement à eux en 1917. 

En moins d’un an, 1,4 million de soldats américains avaient été déployés en Europe sur le front occidental. Leur arrivée sur les lignes de front avait permis la victoire des Alliés. L’Amérique s’en était tirée avec « seulement » 116 516 soldats morts. 

Il s’agit donc là d’une grande tragédie et d’un important moment d’Histoire que les Américains commémorent chaque année. Quels qu’ils soient, le président et le vice-président posent des gestes forts à la mémoire de ces sacrifices énormes. Ils se rendent notamment au cimetière national d’Arlington, dans la banlieue de Washington, où reposent de nombreux héros militaires américains. Ils y déposent une gerbe sur la Tombe du soldat inconnu au cours d’une cérémonie très émouvante. Mais en novembre dernier, le président Joe Biden a demandé à sa vice-présidente Kamala Harris d’effectuer à ce moment-là un voyage de cinq jours en France (du 9 au 13 novembre) pour représenter l’Amérique aux cérémonies organisées à cette occasion, et participer à d’autres réunions internationales. C’était son troisième voyage à l’étranger pour représenter les Etats-Unis. L’année dernière, elle s’était rendue au Guatemala et au Mexique, puis au Vietnam et à Singapour. 

Quelques heures avant de quitter Washington D.C., Kamala Harris avait publié un communiqué dans lequel elle soulignait l’importance politique, diplomatique et symbolique de son voyage. « Ce soir, je me rendrai en France à l’invitation du président Macron pour tirer parti des progrès de notre administration et renforcer nos alliances et partenariats en Europe et dans le monde, écrivait-elle. Ce voyage coïncide avec le jour de l’armistice et le jour des anciens combattants. Pendant la Première Guerre mondiale, et tout au long de notre histoire, des membres des forces armées américaines et françaises se sont battus côte à côte pour défendre la liberté. Le courage et l’engagement de nos militaires sont une source de fierté nationale et de gratitude. Nous honorons leur sacrifice en poursuivant le travail – bilatéral et multilatéral – pour construire un avenir meilleur et plus pacifique. » Et d’ajouter d’importants autres domaines de discussion qui allaient faire de son voyage un moment important dans l’histoire des concertations entre les Etats-Unis et la France : « J’ai hâte de discuter avec le président Macron de notre travail ensemble sur les défis les plus urgents de notre époque, notamment la crise climatique, la crise sanitaire mondiale et les problèmes de sécurité régionale. Nous discuterons également de nouvelles opportunités de collaboration dans le domaine de l’espace. » 

Certes, la feuille de route parisienne de Kamala Harris incluait plusieurs autres rendez-vous notables : le Forum de Paris sur la paix, dont l’ordre du jour était de permettre aux dirigeants de plusieurs pays influents de la planète de s’accorder sur un plan de lutte contre les inégalités exacerbées par la pandémie du Covid-19 ; une réunion de haut niveau sur « l’Agenda de Paris pour la technologie et le développement de l’industrie numérique » ; et une conférence internationale consacrée à la Libye. Mais cette visite de la vice-présidente américaine en France était importante surtout parce que Joseph Biden l’avait chargée de réconcilier les Etats-Unis et la France, qui étaient en froid depuis plusieurs mois. Paris et Washington étaient brouillés à cause d’une affaire de contrat de sous-marins américains vendus à l’Australie. La France devait être le bénéficiaire de ce contrat, mais les Américains avaient négocié discrètement pour le leur subtiliser… Première femme à occuper le poste de vice-présidente dans l’histoire des États-Unis, Kamala Harris avait donc pour mission principale à Paris de ramener le président Emmanuel Macron à de bons sentiments. Le renforcement de cette relation transatlantique valait bien que la vice-présidente des Etats-Unis soit tenue à l’écart des cérémonies de commémoration de l’Armistice à Washington. 

Avant elle, le secrétaire d’État américain (ministre des Affaires étrangères) Antony Blinken et le conseiller de la Maison- Blanche pour la sécurité nationale Jake Sullivan s’étaient rendus eux aussi à Paris pour tenter d’apaiser les relations entre les deux pays. Le président Joe Biden lui-même s’était lui aussi rendu techniquement en terre française, puisqu’il avait rencontré son homologue Emmanuel Macron deux semaines auparavant (le 29 octobre) à l’ambassade de France près le Saint-Siège à Rome, en marge du sommet du G20. Ce ballet diplomatique de haut niveau n’avait cependant pas ramené le calme et la confiance entre les deux pays. Le chef de l’Etat français ne voulait pas sortir de sa colère, accusant son allié américain de lui avoir subtilisé un contrat générateur de revenus, d’emplois, et de réputation d’excellence industrielle et technologique. 

Subtilité, fermeté, humour et charme

Mission impossible ? Pas pour Kamala Harris. Ancienne procureur de l’État de Californie, femme à poigne mais qui sait jouer aussi sur du velours, elle allie la subtilité, la fermeté, l’humour et le charme. Au lendemain de son arrivée à Paris, elle a donné le ton de son voyage : « Il fait bon être en France et je me réjouis d’avance de nombreux jours de discussions productives pour renforcer la solidité de notre relation », a-t-elle déclaré avec son sourire irrésistible en débarquant à l’aéroport d’Orly, son mari Doug Emhoff à ses côtés. Elle a été reçue au palais de l’Elysée par Emmanuel Macron qui lui a dit : « Les Français sont très fiers de vous avoir ici ». Réponse de son invitée de marque : « Je pense, et nous partageons cette vision, que nous sommes au début d’une nouvelle ère riche en défis mais aussi en opportunités.

Lorsque la France et les États-Unis ont travaillé ensemble dans le passé, cela a toujours été couronné de beaucoup de succès, grâce à nos valeurs et priorités communes. Nos deux pays ont un désir commun d’être des leaders sur le globe pour assister les autres nations en ces temps tragiques de pandémie ». Réponse du locataire de l’Élysée : « En bâtissant à partir de votre discussion importante avec le président Biden, je me réjouis, dans les jours à venir, de continuer à travailler avec vous de concert » et « de renouveler l’attention donnée à notre partenariat ». 

Après la rencontre avec Emmanuel Macron, la vice-présidente s’est rendue le même jour avec son époux Doug Emhoff au cimetière militaire américain de Suresnes, près de Paris. Le 11 novembre, journée des vétérans aux États-Unis, Kamala Harris a participé aux cérémonies de commémoration de l’Armistice. À Paris, elle a visité aussi l’Institut Pasteur où elle a rencontré des chercheurs américains et français travaillant sur le Covid-19. C’était aussi un clin d’oeil à sa mère qui était une chercheuse et qui avait travaillé avec cet institut. C’était également une manière de réaffirmer son attachement et sa foi en la science en cette période de pandémie. Dans la discrétion (pas d’interviews) mais toujours avec le sourire, Kamala Harris a distillé le message de l’Amérique de Joe Biden, dont elle voudrait marquer le contraste avec celle de l’ancien président Donald Trump. À l’ouverture de la quatrième édition du Forum de Paris sur la Paix, qui se veut un lieu d’échanges entre chefs d’Etat, ONG, entreprises du secteur privé et représentants de la société civile sur les grands défis mondiaux, elle a martelé : «Répondre au défi de la pauvreté est une obligation pour nous tous ! » Commentaire satisfait d’Emmanuel Macron, qui avait souvent critiqué le désintérêt de Trump pour les grandes affaires du monde : « De savoir les États-Unis d’Amérique revenus dans le club du multilatéralisme fut pour nous tous une formidable nouvelle. Merci pour cela. Parce que je crois que c’est la place des États-Unis ». 

À la fin de la visite de la vice-présidente américaine, le chef de l’État français a parlé du « début d’une nouvelle ère » entre l’Amérique et la France, sans plus évoquer la crise survenue autour des contrats de sous-marins australiens. La visite de la vice-présidente a donc atteint ses objectifs. Mais, à l’instar de certains commentateurs américains, la chaîne de télévision Fox News, très influente et très conservatrice, a organisé une série d’émissions pour critiquer le voyage à Paris de Kamala Harris et promouvoir l’idée selon laquelle elle ne disposerait pas des compétences, du jugement et du tempérament pour devenir présidente des États-Unis. 

Pour tenter de donner du crédit à cette thèse, Fox News a mis en avant la liste des achats que Kamala Harris aurait effectués discrètement lors des cinq jours passés à Paris : un plat coûtant 330 euros, une poêle de 140 euros et d’autres instruments de cuisine… Et pour mettre les choses en perspective, les adversaires politiques de la vice-présidente américaine ont martelé sur les réseaux sociaux et dans les médias conservateurs le même message : « Alors que Harris s’achetait des ustensiles de cuisine de luxe à Paris, les Américains, chez eux, continuent à faire face à la montée de l’inflation et des coûts dans tous les domaines ». Et de rappeler que Kamala Harris faisait ses courses alors que l’Amérique commémorait ses morts et célébrait la Journée des anciens combattants. Sous-entendu évident : une dame qui aspire à devenir le chef de l’Etat le plus puissant du monde et commandeur suprême des forces armées, n’aurait pas dû choisir une date aussi symbolique pour aller faire des courses luxueuses à Paris… 

Ses adversaires utilisent également une série de changements de personnel et de départs récents au sein de son équipe (après moins d’un an à la Maison-Blanche) comme arguments contre elle. À la fin de l’année dernière, il y a eu la démission de Symone Sanders, porte-parole et conseillère principale de la vice-présidente ; puis celle de sa directrice de communication Ashley, toutes les deux ayant décidé de poursuivre d’autres opportunités professionnelles. Il n’en fallait pas davantage pour que se répande la rumeur selon laquelle l’équipe de Kamala Harris connaît des tensions internes et entretient des relations difficiles avec les collaboratrices et collaborateurs de Joe Biden. Et les commentateurs politiques de spéculer ouvertement sur l’avenir politique de la vice-présidente. Ce d’autant que depuis plus de six mois, les sondages indiquent que la vice-présidente est encore moins populaire que Joe Biden, lui-même déjà très impopulaire pour un chef d’Etat américain après seulement un an au pouvoir. En novembre, un sondage USA Today/Suffolk University a montré que Biden avait un taux d’approbation de 37,8 %. Cependant, la cote d’approbation de Harris était inférieure de 10 points, à 27,8 %. Ces chiffres ont augmenté quelque peu au début de 2022 mais demeurent préoccupants. 

«Lorsque la France et les États-Unis ont travaillé ensemble dans le passé, cela a toujours été couronné de beaucoup de succès, grâce à nos valeurs et priorités communes.. » 

Kamala Harris

Début janvier, il y a eu de nouvelles démissions : celles de Peter Velz, directeur des opérations de presse, et de Vincent Evans, directeur-adjoint des engagements publics. La porte-parole de la Maison- Blanche Jen Psaki a expliqué ces démissions le plus simplement : « Travailler pendant la première année d’un mandat à la Maison-Blanche est à la fois passionnant et enrichissant, mais aussi éreintant et épuisant », a-t-elle déclaré. Et d’observer l’aspect positif d’une démission, qui est « l’occasion de faire venir de nouveaux visages, de nouvelles voix et une nouvelle perspective. » Le président Joe Biden lui-même a dû monter au créneau et déclarer publiquement que Kamala Harris sera sa colistière pour l’élection présidentielle de 2024. Cela a quelque peu calmé les choses, même si tout le monde sait qu’en politique, une telle déclaration plus de deux ans avant l’élection présidentielle par un homme de 79 ans n’a pas la force d’un contrat… Autant dire que Kamala Harris a du pain sur la planche si elle veut parvenir à grimper la dernière marche de l’échelle et remplacer Joe Biden à la Maison-Blanche. • 

Par Nolween Lechamps
Photo couverture: ©L’Élysée