Depuis des lustres on les défigure, les figures de femmes, pas seulement à coups de poing. Parmi les violences faites aux femmes il en est une sournoise, insidieuse, souvent admise et pratiquée par les femmes elles-mêmes, c’est l’occultation de leur être, la négation de leur rôle dans l’Histoire, le refus de tout héroïsme qui serait le fait d’une femme. Pour une Jeanne d’Arc par-ci, par-là, combien d’héroïnes ? C’est le cas dans le monde entier, en France, comme dans ma chère Caraïbe natale. J’écris sur ces violences, de manière à ce que la langue transcende l’horreur, que ça se métamorphose en « belle horreur », à l’instar de l’oxymore de Zola. « Je suis de la race de ceux que l’on opprime », dixit Césaire. Je suis du sexe de celles que l’on opprime, mais je me bats.

Lumina Sophie dite Surprise, l’héroine de 19 ans qui a sacrifié sa vie à sa cause

J’ai de l’Afrique en moi jusqu’au tréfonds de mes os. En tant que « caucasienne », je serais en mille morceaux, en tant qu’« afrodescendante », je suis femme debout : un jour je fais faire, à Paris, d’abord une mammographie avec une Tunisienne bavarde et curieuse, puis l’ostéodensitométrie avec une autre dame qui fait une mine d’enterrement et me fait asseoir délicatement comme si elle avait peur de me casser. « N’ayez crainte, on va vous soigner ! » La joviale
Tunisienne, me voyant prostrée, s’écrie: « Qu’est-ce que tu as fait à ma petite Martiniquaise ? » On modifie les
paramètres en mettant « africaine » au lieu de « caucasienne », et là, je ne suis plus dans le rouge, ma courbe est normale. Je suis l’inverse d’un Bounty, pas marron à l’extérieur et blanche à l’intérieur, pas marron de peau mais marronne de cœur et d’âme, fière de mes ancêtres esclaves. « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité », dixit Jaurès.

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​« L’Afrique, on ne la voit pas sur vous, mais dans vos écrits », me disait Césaire. Mais je ne suis pas qu’africaine : nous autres Antillais descendants de personnes esclavées, notre négritude n’est pas une aigritude mais une résilience au sortir d’un gigantesque traumatisme et pour les femmes, double peine, car la femme subit les séquelles de l’esclavage en tant qu’être humain naguère réduit au rang de meuble, et en tant que femme vendue moins cher qu’un homme, le bois d’ébène, et subissant la pariade, les viols, le harcèlement sexuel du maître et toutes sortes de brimades et contraintes que ne subissaient pas les hommes. La femme antillaise revient de loin, de plus loin que l’homme antillais.

Ainsi l’idée, l’envie et la nécessité d’écrire sur Lumina me sont-elles venues en Martinique, au début des années 90 : j’expliquais, à l’Université Antilles-Guyane,l’étymologie du mot héros, du grec hêrôs désignant une personne qui a pour père un dieu et une mère humaine. Le héros peut aussi être fils d’une déesse et d’un mortel : paradoxalement, il y a parité, égalité, on est moins misogyne dans l’Antiquité, en tout cas dans la mythologie :Achille a pour mère Thétis, divinité féminine, et pour père Anchise, un mortel. Le mot « héros », qui désigne à l’origine un demi-dieu, prend le sens de « personnage principal » de la tragédie grecque antique, puis conserve ce sens, avec l’évolution, et finit même par désigner un personnage de modeste extraction, comme, au XIXe siècle, Germinie Lacerteux des frères Goncourt, qui conte la mortelle descente dans l’alcool d’une pauvre femme, personnage inspiré de leur servante Rose Malingre, anti-héroïne pas héroïque pour un sou, qui a choqué voire scandalisé, à l’époque. À la question : « Connaissez-vous une héroïne de 19 ans qui a sacrifié sa jeune vie à sa cause ? », les étudiants de l’UAG, antillais pourtant, ont répondu « Jeanne d’Arc ». Pourquoi aller chercher si loin dans l’espace et le temps, au fin fond de la Lorraine et du Moyen Âge, alors que Lumina, tout près, à Rivière-Pilote, s’est illustrée dans l’Insurrection du Sud de la Martinique de 1870 ? Elle a le même âge que Jeanne, elle est du même milieu rural, mais pas pucelle : elle est enceinte, on ne la voit guère en sainte ! Elle aura un procès inique, sera condamnée, elle aussi, pour blasphème, fornication, sorcellerie, rébellion, actes de pillage, barbarie… Elle luttait pour la dignité et la liberté de son peuple. À ce titre, Lumina mérite honneur et gloire. Cependant il y a, dans la Caraïbe insulaire, une sorte d’amnésie collective. Les traditions de résistance n’y ont guère laissé de traces. C’est ce pan de voile déchiré que lève Lumina Sophie dite Surprise, explorant la conscience historique, offrant à l’imagination une mythologie créole renouvelée, à travers la vision de figures héroïques d’une grandeur plus qu’humaine, non seulement afro-américaines ou caribéennes, mais femmes, de surcroît. Nous saluons nos héros à grand-peine, et célébrons encore moins nos héroïnes, dans notre imaginaire caribéen. Maintenant le mal est un peu réparé. J’ai eu, pour ma pièce Lumina Sophie dite Surprise, la Médaille d’honneur de Schœlcher. Depuis, il y a un rond-point Lumina, et même une tour Lumina… Aujourd’hui, si l’on demande aux écoliers martiniquais le nom d’une héroïne, on a peut-être une chance de les entendre répondre « Lumina » et non « Jeanne d’Arc ».

Il y a quelques années, en compagnie de congressistes universitaires américains de l’AATF (Association américaine de professeurs de français) venus en colloque en Martinique, qui avaient demandé, lors du gala d’inauguration, une représentation de ma pièce Lumina Sophie dite Surprise sponsorisée par TV5 Monde, lors d’une visite du Musée ethnographique de l’Anse Figuier, j’ai constaté qu’on ne consacrait que quelques mots à Lumina, dans l’expo sur l’Insurrection du Sud, pourtant réalisée par le grand historien Gilbert Pago, un ami et collègue avec qui j’ai enseigné à l’université, pourtant le conjoint de George Arnaud, à l’époque présidente de l’UFM, l’Union des Femmes de Martinique. L’expo ne mettait en avant que les hommes. En calazaza volcanique, je suis franche, je lui en ai parlé ; il a promis d’y remédier, et il s’est rattrapé car, depuis, il a publié un essai sur Lumina. 

Césaire, qui m’a fait l’honneur d’aimer mes livres et notamment cette pièce, en dit qu’elle montre bien la naissance de la prise de conscience politique dans la population martiniquaise, notamment le moment où, pour la première fois, « dorénavant nègres et Indiens fraternisent ». Nul n’est prophète en son pays, mais j’ai eu le plaisir d’apprendre queLumina Sophie dite Surprise est au programme du bac de français dans un lycée de Martinique, où les élèves l’ont interprétée à leur fête de fin d’année, et d’être invitée à faire des conférences sur ce thème dans des collèges ou lycées. Car parmi les violences faites aux femmes, il faut compter la réduction de leur rôle, ou, pire, la falsification de leur identité réelle. Le phénomène est mondial, mais, pour ce qui est de l’histoire des femmes en Martinique, c’est à l’origine l’histoire d’un déséquilibre : Madinina fut appelée l’Île aux Femmes par les belliqueux Caraïbes, qui, après avoir décimé les paisibles hommes arawaks, auraient pris pour femmes leurs veuves et leurs filles. 

En plus des violences physiques, psychologiques, sociologiques, immatérielles, culturelles, parfois même cultuelles, il est cette violence, et non des moindres : l’occultation, le fait de minimiser leurs actions, réduire leur rôle à celui d’égérie, de cantinière – qui assure l’intendance, phrase suprêmement misogyne –, de muse, fonction faussement glamour mais subalterne résumée par l’atroce formule « Derrière chaque grand homme, il y a une femme », pire iniquité phallocrate, terrible injustice machiste.

L’Histoire est une légende nationale, avec le mot « national » au sens étymologique, du verbe latin nascor, naître : la nation c’est ubi natus sum, là où je suis né. Légende nationale orientée ici ou là, à droite, à gauche, elle doit se méfier des dérives fascisantes et autres délires nazillons à propos de la terre natale, HeimatVaterland, peuple, race, sang, enracinement, en précisant que cela peut être le lieu de la naissance culturelle au sens le moins étroit, le plus ouvert, et non le lieu de naissance tout court. En ce sens, il y a une nation Martinique qui a droit à sa légende nationale avec ses héros et surtout ses héroïnes, pour pallier cette forme insidieuse de violence faite aux femmes qu’est l’occultation de leur rôle, à l’instar de Lumina qui mérite bien d’être sacrée star, lumineuse héroïne entrée dans la flamboyance, ou, dans une Martinique qui n’allait plus jamais revoir une femme à la tête d’une commune avant des lustres, de Luce Lemaistre, 1er édile du Morne-Vert en 1949, lorsque, administrativement séparé du Carbet, ce « Canton suisse » antillais devint autonome. Ainsi cette institutrice fut-elle à la fois le 1er maire verdimornais et la 1ère femme maire en Martinique. Mais les gens rechignent à hisser l’un des leurs sur un piédestal. La plupart confondent et fondent, en une sorte de lapsus révélateur et d’oxymore insensé doublé d’un pléonasme vicieux, les trois expressions « sur un piédestal », « sur un pied d’égalité » et « sur un même pied » : ils disent qu’ils veulent que tout le monde soit placé « sur un même piédestal », voire « sur un même piédestal d’égalité ». Impossible : comme aux Jeux olympiques, il n’y a de place que pour trois sur le podium ; si une multitude s’y bousculait, tout le monde en dégringolerait. Ultime séquelle de l’esclavage, le système « diviser pour régner » a de beaux jours devant lui : dresser les foncés contre les clairs, les plus clairs contre les plus foncés, les chabins contre les chapés, la hiérarchie est tacite. Le mal est fait et perdure, atavique, se transmet de génération en génération, tant et si bien qu’au XXIe siècle l’esclavage demeure tabou : « Mieux vaut ne pas en parler, ce n’est pas glorieux pour nous », entend-on aujourd’hui encore. On a beau répéter que la honte est sur l’esclavagiste, pas sur l’esclave, n’empêche, il y en a encore qui préfèrent brandir leur ancêtre béké plutôt que leur aïeul esclave, quitte à affubler leur ascendant de l’horrible nom de « bâtard » de tel ou tel grand béké en se gargarisant du nom. Il y en a même qui sont dans le déni. Certains ne veulent rien entendre, n’ont rien à voir avec l’Afrique, soi-disant, fussent-ils noirs comme hier au soir, ni, d’après eux, avec les « kouli mangé chien », prétendent-ils, le regard brûlant, néanmoins, de toutes les flammes de l’Inde.





LUMINA SOPHIE DITE SURPRISE
de Suzanne Dracius
Editions Desnel 2005

Par Suzanne Dracius
Photo couverture: ©DR