Cheffe de service de la maternité de l’Hôpital Américain de Paris situé à Neuilly-sur-Seine, le Dr Amina Yamgnane exerce depuis plus de 20 ans comme gynécologue obstétricienne. Particulièrement sensible au ressenti des femmes lors de ce moment unique qu’est l’accouchement, elle donnait déjà en 2004 une conférence intitulée « L’obstétricien provoque-t-il ou prévient-il le traumatisme obstétrical ? ». Il a pourtant fallu attendre 2014 pour que la parole se libère sur les réseaux sociaux, et que les femmes osent partager leurs témoignages de souffrance autour de ce qu’on appelle aujourd‘hui les violences obstétricales et gynécologiques (VOG). Si le sujet est bien présent dans le débat public, est-ce pour autant la fin d’un tabou ? Pas tout à fait. Entre deux consultations, le Dr Amina Yamgnane a accepté de lever le voile sur le sujet.

Entretien avec Dr Amina Yamgnane, Cheffe de service de la maternité de l’Hopital Américain

Les violences obstétricales et gynécologiques, qu’est-ce que c’est ?

Dr A.Y : On parle là de tous les soins prodigués dans le cadre de la gynécologie et de l’obstétrique et qui sont ressentis par les femmes comme violents. Cela peut être des violences physiques, ou encore des violences psychologiques. Le terme nous vient de l’Amérique Latine, il a émergé dans les années 2000. Des femmes ont dénoncé certaines pratiques (l’épisiotomie, l’usage des forceps ou le défaut de prise en charge de la douleur…) utilisées par leurs gynécologues ou leur sages-femmes, parce qu’elles estimaient qu’elles étaient abusives. En retour, les médecins se sont sentis pour certains, disqualifiés : pour la très grande majorité d’entre eux, ils exercent en prodiguant les meilleurs soins possibles et ils n’ont pas compris que les femmes les interpellent à ce sujet. Ce débat pose surtout la question du sens des soins et des actes lors de la prise en charge médicale des femmes. Lorsqu’une patiente reçoit des soins, qu’imagine-t-elle de ce qu’on est en train de lui faire ? Grâce aux témoignages de nombreuses femmes, nous avons compris que les VOG mélangent des problématiques diverses. Pour être claire, je compare souvent l’obstétrique au code de la route.

On peut comparer les violences obstétricales aux violences routières : très peu de personnes prennent la route dans l’intention de nuire à leur prochain, pourtant il y a des accidents, et les dégâts sont immenses. De la même manière, il existe des professionnels, que je qualifierais de “délinquants de la profession”, et qui profitent de leur métier pour commettre des crimes et délits. Attouchements, viols, insultes sont rares… mais leurs effets sont dévastateurs. En obstétrique, comme sur la route, il existe un code à respecter. Cela s’appelle les recommandations de pratiques cliniques : elles sont essentielles car elles sont les seules à garantir aux femmes que leur prise en charge médicale se fera dans le cadre scientifique nécessaire à l’exercice de notre métier. Malheureusement, une minorité prend ses aises avec les recommandations et continuent de pratiquer des épisiotomies en nombre, ou de faire des manœuvres d’expression abdominale. De même, comme sur la route, où vous pouvez subir une tempête ou une avarie moteur, en obstétrique, lors d’un accouchement, il peut arriver une hémorragie par exemple, qui impose à l’équipe d’agir vite, en laissant peu de temps aux explications et avec un niveau de stress très intense.

Cela peut être vécu comme très violent par la mère, et par le père qui assiste à la scène. Enfin, il existe ce que l’on appelle en obstétrique le « presque accident ». C’est à dire que l’équipe a eu très très peur mais a réussi à éviter le pire : la mère et l’enfant vont bien, mais des séquelles traumatiques peuvent subsister. Ces dernières sont trop souvent sous-estimées par les professionnels de santé. C’est en discutant avec les usagères que nous avons pu répertorier l’ensemble de ces incidents de VOG, et nous avons désormais une notion claire de ce que les femmes considèrent comme des violences à leur rencontre.

Comment faire pour que les recommandations de pratiques cliniques soient appliquées rapidement ? Comment former les professionnels ? Que faire des femmes qui n’entendent pas devoir se soumettre aux recommandations de pratiques médicales parce qu’elles ont rêvé que leur accouchement se passerait autrement ? Faut-il prévenir les 750 000 femmes qui accouchent chaque année en France que 80 d’entre elles vont mourir en couche, puisque nous avons un devoir d’information sur les complications qui pourraient advenir y compris sur les plus rares ? Devons-nous décider de taire les complications sous prétexte que c’est maltraitant pour la femme ? Comment tisser les bons liens avec chaque patiente pour gagner sa confiance ? Ce sont les questions difficiles que nous devons nous poser chaque jour, pour faire bouger les lignes.

Autrefois considéré comme un sujet tabou, le suivi gynécologique et les violences qui peuvent l’accompagner a lui aussi envahi internet. Sur twitter, sous le hashtag #PayeTonUtérus, des femmes témoignent de moments éprouvants vécus en consultation. Est-il possible aujourd’hui d’avoir une consultation chez le gynécologue sans examen comme le toucher vaginal ?

Dr A.Y : Bien sûr ! Je n’ai pas nécessairement besoin d’aller dans le vagin d’une femme pour bien faire mon travail. Pour nous, les professionnels, il s’agit d’être clairs avec les patientes sur les enjeux d’une consultation gynécologique, parce qu’on touche à l’intime ! Des patientes se confient parfois à moi, et quand l’une me décrit l’expérience d’un toucher vaginal fait dans la douleur, sans consentement, l’autre s’effondre en apprenant que l’examen n’est plus nécessaire car plus utile passé un certain âge.

La perception de cet acte varie du tout au tout en fonction du vécu de chaque femme. La première qui n’a pas compris pourquoi, la seconde qui s’est sentie annulée. Il faut être formé à une écoute active pour bien comprendre ce que les femmes viennent chercher. C’est là toute la grandeur et la subtilité du soin gynécologique. Il est essentiel d’expliquer aux femmes les obligations auxquelles nous sommes tenus en tant que professionnels de santé, ne serait-ce que pour éviter tout malentendu. Sinon tous les dérapages sont possibles. Le soin gynécologique n’est pas de la pédicure, la gynécologie touche à la question de l’intimité, de la sexualité, mais également à la question des antécédents de violences chez les femmes. 20% des individus subissent des violences sexuelles.

Cela veut dire qu’une fois sur cinq quand je consulte, j’ai affaire à une patiente qui a subi le viol, l’inceste, l’abus… Nous devons être vigilants sur ce que nous faisons. Cela ne s’apprend que trop peu à la faculté, moi je l’ai appris sur le tas. Lorsque je reçois une patiente en première consultation, je lui explique à quoi sert sa visite dans un cabinet de gynécologue. Je suis claire sur ce que je vais effectuer comme examen. Lors de la première consultation, je propose d’abord de visiter le cabinet, je leur montre une table d’examen ainsi que quelques appareils comme un échographe… Depuis que j’applique cette méthode, je constate un changement : les femmes sont rassurées. J’ai énormément amélioré la qualité de mes pratiques en écoutant beaucoup de témoignages de femmes (associations et groupes) qui ont posé des revendications à ce sujet.

Certaines choisissent souvent des gynécologues hommes. Cela signifie-t-il qu’en fonction du genre du professionnel en gynécologie, on exerce mieux le métier ?

Dr A.Y : Non, ma conviction est que le genre de celui qui exerce n’a pas d’importance. Nous sommes souvent aux prises avec nos fantasmes, les compétences n’ont rien avoir avec le genre, l’âge, la couleur ou encore la religion parce qu’à contrario, l’erreur et l’incompétence traversent tous les peuples… Bien sûr, mon expérience de mère m’a permis de comprendre ce qu’est par exemple la dépression post partum, mais je dois prendre garde à ne pas calquer mon vécu sur celui des femmes qui viennent me consulter ! On pourrait à raison me taxer de paternalisme, ou plutôt de maternalisme !

Comment prévenir des cas de violences obstétricales ?

Dr A.Y : Il y a plusieurs axes. Le premier est de faire en sorte que les professionnels soient formés, informés et sensibilisés à cette question. Ce n’est pas parce que l’on soigne le corps qu’il faut ne pas prendre soin de la personne dans sa globalité. La plupart des femmes parlent de l’absence de prendre soin, parce qu’elles se sont senties niées en tant que personnes. Tenter de comprendre la personne qu’on a en face de soi ne s’apprend pasen faculté de médecine. Le second c’est l’anticipation, qui est vraiment nécessaire : il faut savoir prendre en compte le vécu des patientes, avoir une discussion transparente, d’égal à égal avec les femmes, même celles qui arrivent avec leurs certitudes.

Y-a t’il un terrain favorable à des violences dites VOG ?

Dr A.Y : Oui il y a des terrains favorables. Les équipes institutionnellement mal structurées peuvent créer des situations pouvant être perçues comme de la violence. L’organisation de l’espace aussi peut être un facteur de violence, quand dans une maternité par exemple, on ouvre la porte avec une vue directe sur le périnée de la dame sur la table d’accouchement, c’est terrible parce que cela constitue une irruption dans l’intimité de la patiente. Le manque de contrôle de la qualité des soins peut entraîner des sorties de route permanentes. Du côté des femmes, l’incapacité d’anticipation fait le lit des VOG. Les pathologies comme les addictions, les antécédents de violences (psychologique, sexuelles), les troubles psychologiques voire psychiatriques constituent un terrain favorable à des cas de violences. Les femmes migrantes sont aussi des femmes vulnérables parce qu’elles peuvent être isolées, voire ne pas comprendre la langue.

Quel est le parcours à la maternité de l’Hôpital Américain de Neuilly-sur-Seine dont vous êtes la cheffe de service ?

Dr A.Y : Nous avons choisi de bénéficier de l’avantage de rester une structure de petite à moyenne taille. Ceci nous permet de personnaliser les soins. La patiente qui vient nous voir a la possibilité de choisir le gynécologue qu’elle souhaite avoir pendant tout son suivi de grossesse. Il y a une alliance thérapeutique qui se crée. Et la patiente peut choisir que ce médecin se déplace pour son accouchement. Les situations de complications médicales sont discutées par tous les membres de l’équipe, ce qui permet à chacun d’apporter des réponses d’expertises multidisciplinaires (anesthésistes, pédiatres, généticiens, sages-femmes, échographistes, psychologues, sophrologues, acupuncteurs).

Par la rédaction