En Afrique, dans l’esprit de certains, c’est gravé comme dans du marbre : être une femme est une tare. Tout au moins sur le plan physiologique puisque ces créatures se coltinent l’effroyable douleur de l’enfantement – une malédiction divine bien connue –, l’affreuse impureté des règles et d’autres particularismes inavouables liés au genre féminin. Face aux fantasmes et aux traditions archaïques, dans bien des cas, les femmes adoptent une attitude de précaution silencieuse pour ne pas subir l’opprobre ou le jugement de la société. Une terrible autocensure qui met parfois en grand danger leur santé physique et mentale.

Ces derniers temps, lorsqu’on évoque la sexualité des Africaines, c’est souvent pour traiter du plaisir féminin, un privilège que, il faut bien le dire, elles n’ont pas encore totalement conquis. En 1999, dans son essai intitulé La sexualité féminine en Afrique, l’écrivain togolais Sami Tchak dénonçait déjà : « (En Afrique,) la femme (est) un réceptacle, voire un exutoire, et sa sexualité n’a en principe pas d’autre signification en dehors de la nécessité de procréation. »

Aujourd’hui, si de plus en plus de voix afro-féminines et afro-féministes s’élèvent pour revendiquer le droit au plaisir (Ndlr : voir notre galerie de portraits Au top dans la rubrique Nos gens de ce numéro), il est d’autres tabous ayant trait au sexe féminin qui sont bien plus rarement évoqués. Ils concernent, non plus la jouissance, mais les souffrances propres aux femmes… Qu’il s’agisse de règles, de mutilation génitale, de violence sexuelle, ou même d’une banale mycose, nombreuses sont les Africaines du continent et de la diaspora qui souffrent en silence.

Règles : rendez-vous mensuel avec la douleur

C’est sans doute le tabou le plus ancien et le plus répandu en rapport avec la féminité. On estime à 75 % la proportion de femmes concernées par les douleurs dues aux contractions de l’utérus qui surviennent pendant le cycle menstruel. Les règles douloureuses se traduisent en outre par des nausées, des vomissements, une sensation de fatigue. Ludivine, jeune Camerounaise de 25 ans, témoigne : « On m’avait dit que la douleur partirait après ma première grossesse. J’ai eu un garçon en mai dernier mais le calvaire continue. À l’école hier, au travail aujourd’hui, il m’est impossible de m’absenter quelques jours tous les mois ; pourtant, j’en aurais bien besoin. Je me souviens d’une prof de sport (une femme en plus !) qui avait refusé de me dispenser au collège. ‘Tu es une femme oui ou non ? Alors, supporte !’ m’a-t-elle lancé en criant devant toute la classe et les garçons qui riaient sous cape… » Honte et humiliation, le lot de beaucoup.

Selon une étude récente du British Medecine Journal sur les règles, dans une grande majorité de pays à faibles ressources, en particulier en Afrique sub- saharienne, le tabou est tel que les femmes sont très peu informées sur leurs menstruations. Elles ignorent ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qui constitue souvent une mise en danger de leur santé et une atteinte à leur dignité. Au Kenya, des témoignages font état de méthodes qui présentent de vrais risques pour l’hygiène et favorisent les infections : à défaut de protections hygiéniques, trop onéreuses, les femmes et jeunes filles utilisent des torchons, du papier journal, des morceaux de matelas ou même… de la boue ! Les règles sont également un terrible facteur d’exclusion. Dans certaines régions, on pratique encore l’exil menstruel. Au Ghana, les filles manquent l’école par crainte d’une fuite sur leurs vêtements. Au Malawi, elles ont carrément interdiction de s’adresser aux garçons pendant leurs règles…

Endométriose, l’ennemie intime

Les chercheurs de la même étude évoquée plus haut se sont aussi penchés sur les saignements post- accouchement et ceux dus à l’endométriose. C’est une maladie du revêtement interne de l’utérus, l’endomètre : ses cellules s’échappent de la cavité utérine pour coloniser d’autres organes. Si pour certaines il n’y a pas de symptômes, pour d’autres, c’est l’horreur : les cellules qui ont migré hors de l’utérus restent sensibles aux hormones et saignent au moment des règles. Le sang, qui ne peut s’écouler, cause alors des lésions, des kystes, des réactions inflammatoires dont les cicatrices entraînent des adhérences qui gênent la mobilité des organes de l’abdomen. En parallèle, les femmes atteintes souffrent aussi de douleurs intestinales, ont des rapports sexuels douloureux, voient leur vie professionnelle et personnelle fortement impactée.

Le drame de l’endométriose, c’est la lenteur du diagnostic : les femmes peuvent attendre jusqu’à dix ans avant de mettre un mot sur leurs souffrances ! Or, non traitée, elle peut causer de l’infertilité. Une femme sur sept en âge de procréer serait concernée, soit près de 200 millions de femmes dans le monde. Malgré cela, la maladie est très mal connue du corps médical, et la recherche reste insuffisante. En France, la chanteuse d’origine comorienne Imany, marraine de l’association Endomind, se bat depuis plusieurs années pour que les pouvoirs publics prennent la mesure de ce fléau. Le top tanzanien Millen Magese en a également fait son combat et parcourt le continent noir pour sensibiliser le corps médical et informer les femmes.

Excision, la féminité volée

Dans 27 pays africains, soit la moitié du continent, la pratique des mutilations génitales féminines (ablation totale ou partielle des organes sexuels) est encore courante. Mais il n’y a pas que l’Afrique qui est concernée, les pays occidentaux aussi. Selon l’Union européenne, on estime à 150 000 environ le nombre d’Afropéennes excisées rien qu’en Italie, en Allemagne et en France ! Un véritable problème de santé publique. Awa, 32 ans, d’origine soudanaise, née à Bruxelles, raconte : « J’ai été infibulée à 5 ans par ma grand-mère. Quelques années plus tard, elle m’a avoué qu’elle regrettait son geste mais qu’elle avait eu peur que je ne trouve jamais de mari. Dans nos cultures, l’excision est un gage de pureté et de respectabilité… ».

Pour les femmes victimes de ces actes barbares, au- delà du traumatisme vécu, la douleur ne s’arrête pas le jour du forfait. Elle perdure toute la vie et affecte leur sexualité. Chaque rapport est une torture en soi – sans parler des enfantements. Là encore, le poids du tabou est fatal. En effet, peu de femmes s’autorisent à consulter un spécialiste et à se faire « réparer » comme le permet heureusement la médecine moderne. Certes, localement, la mobilisation d’organisations non gouvernementales ou de réseaux associatifs et la parole d’activistes comme la Gambienne Jaha Dukureh, contribuent, lentement et sûrement, à faire reculer ces odieuses pratiques. Mais c’est un travail de longue haleine qui nécessite d’aller de village en village, de s’adresser aux chefs religieux et traditionnels, de former et d’éduquer les femmes.

Misère ou détresse sexuelle

Pour d’autres femmes, le problème n’est pas physiologique mais psychologique. Lorsque l’on a été agressée sexuellement ou victime d’attouchements par exemple, il n’est pas évident de faire abstraction de ce traumatisme. Des viols massifs commis dans l’est de la République démocratique du Congo, au calvaire des petites filles en Afrique du Sud, pays qui détient le triste record du nombre d’abus sexuels sur les femmes, la situation sur le continent est alarmante. Malgré quelques actions menées ici ou là, les victimes dénoncent rarement ce qu’elles ont subi.

Parfois, les sévices ont lieu au sein de la cellule familiale et du foyer (un vieil oncle aux mains baladeuses, un mari violent…). Dans un contexte où la femme n’a aucun poids social, pourquoi oserait-elle confronter son violeur ? En 2016, Zouhoura, alors 16 ans, victime de viol collectif, avait ému ses compatriotes tchadiens. Ses agresseurs, des fils de familles influentes, étaient allés jusqu’à diffuser la vidéo de leur méfait sur les réseaux sociaux. À l’époque, l’indignation de l’opinion publique et le soutien d’activistes africains de la diaspora pousse le pouvoir en place à condamner le crime et à annoncer des arrestations. Un précédent dans ce pays de culture musulmane où le patriarcat domine. Autre souffrance plus psychologique que physique, largement méconnue en Afrique – et donc peu traitée : le vaginisme, contraction involontaire du plancher pelvien pendant la pénétration, découle justement d’un épisode traumatique (viol, excision…). Lorsqu’un traumatisme sexuel n’est pas en cause, c’est un mal qui, une fois détecté, peut être aisément soigné. Dans 90 % des cas, des exercices de contraction ou d’insertion digitale suffisent. Encore faut-il le savoir ! Selon une étude menée au Bénin en 2015, une femme sur dix seulement sait ce qu’est le vaginisme. Cinq sur dix en revanche admettent souffrir pendant leurs rapports sexuels même si elles ne s’en plaignent (quasiment) jamais. Autrement dit, quatre d’entre elles sont potentiellement atteintes de vaginisme sans en avoir conscience. Faut-il s’en étonner quand on sait qu’en dehors d’un suivi de grossesse ou de questions de planning familial, les consultations gynécologiques sont rares ? Et que recourir aux conseils d’un sexologue est encore moins envisageable ? « Dans nos coutumes, affirme Béatrice, une Burkinabé de 29 ans, l’intimité de la femme appartient à son époux qui sait parfaitement comment en disposer. Elle n’est pas supposée en jouir pour son plaisir à elle. Seule compte la satisfaction de son mari… ».

Cette chape de plomb qui s’abat sur les sujets qui touchent à l’intimité des Africaines est révélatrice du pouvoir de la parole. Pourquoi voudrait-on réduire les femmes (et leurs souffrances) au silence si ce n’est pour les empêcher d’exercer ce pouvoir et les maintenir sous la tutelle des hommes ? Il est donc primordial de mettre des mots sur les maux afin que les jeunes générations grandissent avec la conviction qu’elles ont le droit de s’exprimer sur tous les sujets et, surtout, qu’elles peuvent compter les unes sur les autres pour se soutenir. Cette sororité a été jusqu’ici et demeure encore pour longtemps, la grande force des femmes.

Par Lize Moudouthe et Françoise Diboussi